La Vie fabuleuse de Méloé

La naissance
Tout est noir, tout est silence. Je nage dans un liquide nutritif. Je suis bien. Ce doit être ça le bonheur ! Ne rien avoir à faire, à penser. Se laisser vivre. Mais cette félicité n’est pas parfaite. Il me manque un petit je ne sais quoi pour être totalement heureux. De temps en temps je me retourne, m’agite. Je dois être seul au monde, personne ne répond aux coups que je donne à la paroi qui m’entoure.
Il me semble que je suis enfermé depuis toujours ; je n’ai aucun autre souvenir que celui d’être reclus. Le temps s’écoule lentement. N’ayant rien d’autre à faire que le regarder passer. Existe-t-il ? Cependant je sens que des changements s’opèrent en moi. Je n’ai ni froid ni faim et pourtant… Mon enveloppe doit rétrécir à moins que ce ne soit moi qui grandisse, car je me sens de plus en plus à l’étroit. Je suppose que la membrane qui m’entoure est perméable à l’oxygène, je n’ai jamais eu de difficultés pour respirer. Je ne sais même pas comment je respire, ai-je un système trachéal ? Pourquoi suis-je enfermé ? Je voudrais m’évader. Laissez-moi sortir…
L’heure est venue… ! Ne me demandez pas comment je le sais, car je l’ignore, ce doit être ce que l’on nomme l’instinct. Je vais enfin sortir, Exister, Vivre libre. Enfin je connaîtrai le vrai bonheur, pas celui que l’on possède quand on ne connaît rien d’autre. Je vais découvrir le monde qui entoure ma prison membraneuse.
Le temps de dissoudre cette membrane grâce à une enzyme qui arrive juste à point et… Hélas, je ne vois encore pas le soleil. Tout est encore noir. N’ai-je fait que changer de prison ? Non car j’ai éclos dans la terre, et maintenant je grimpe, me dégage petit à petit pour enfin voir le jour.
Ça y est, le temps de me débarrasser de ma cuticule[1] embryonnaire, de respirer, d’aspirer le plus d’air possible et de me sécher, et à moi le Monde.
Ne suis-je pas magnifique, avec ma forme allongée, ma carapace jaunâtre du plus bel effet, mon abdomen terminé par quatre longs poils, et mes six pattes ? Quand je vous aurai parlé de mes pattes, vous en serez tous jaloux. Elles sont fortes, mes fémurs sont costauds, renforcés chacun par un petit article, le trochanter[2], mes tibias solides, et mes tarses[3] avec des griffes en trident, à tel point que chaque patte se prend pour Neptune. Tiens, puisque vous êtes curieux, je vais vous détailler mes griffes : une large lame médiane pourvue de deux expansions latérales ; un plus deux égal trois. Trois griffes par patte, qui peut en dire autant ? C’est pour cette raison que je porte le nom de Triongulin[4]. Bien que je ne mesure que sept dixièmes de millimètre je serai capable de me défendre envers et contre tout. Pour cela, je possède une paire de mandibules acérées, ne vous y frottez pas.
Mais que vois-je ? Je pensais être le plus beau, le seul, et je vois apparaître de partout des triongulins[4] ; ils sont des dizaines, des centaines… C’est une éclosion massive… Je suis maintenant entouré de près de trois mille individus identiques, certains un peu plus petits que moi, d’autres nettement plus grands, près de deux millimètres. Quels géants !
Que vais-je devenir avec toute cette concurrence ?
Une pensée m’effleure, je vais peut-être rencontrer, dans cette multitude, la ou le partenaire avec qui je pourrais fonder un foyer. L’amour dès la naissance, ce doit être merveilleux. Mais j’ai beau chercher, nous sommes tous identiques. Qu’êtes-vous, que suis-je ? Mâle ou femelle ? Je crois bien que je ne sois, que nous ne sommes, ni l’un, ni l’autre. Nous sommes asexués. À quoi sert la multitude si c’est pour rester seul ? Dois-je m’arrêter à cette désillusion ?
Non, puisque c’est ainsi, je pars, je vais vivre ma vie. Adieu la colonie.
Je cours dans tous les sens, cherchant une fleur qui me convienne pour y monter. Toujours plus haut, telle devient ma devise. En voici une immense, elle doit bien mesurer cinquante centimètres. Prenant mon courage à deux pattes, la tige avec les autres, je commence la vertigineuse ascension. L’escalade est difficile, la plante possède de nombreux poils aussi longs que je suis grand ; je suis obligé de monter dessus, passer à côté, faire de grands détours. J’ai bien dû avancer de dix centimètres quand, m’arrêtant quelques secondes pour souffler un peu, je jette un regard circulaire et, horreur, tous les triongulins[4] qui se sont plus ou moins dispersés grimpent tous après des plantes.
Je pensais faire preuve d’originalité, me différencier de la masse et je m’aperçois que j’obéis aux mêmes lois, aux mêmes instincts. S’agit-il de géotropisme[5] négatif associé à un chimiotropisme[6] positif et combiné à de l’hygrotropisme[7] ? Aux grands mots les grands remèdes, laissons répondre à cette question les spécialistes et reprenons la grimpette, on verra bien là-haut. Tiens, une bifurcation, je préfère continuer sur la tige plutôt que prendre cette allée qui me paraît bien trop facile. Triongulin[4] fort aime la difficulté ! Et il y en avait déjà une bonne dizaine de triongulins[4] à courir dans tous les sens sur cette feuille.
Un cri me fait sursauter. Un de mes frères vient de se faire enlever par un horrible monstre velu et difforme. Je me cache pour échapper à sa vue. Qu’il est laid, un abdomen distendu, disgracieux, huit pattes, deux, trois, cinq, huit yeux tout autour de la tête, des chélicères[8] menaçantes, des poils partout… Mais que fait-il ? Il injecte de la salive à sa proie et attend. Je ne bouge pas non plus, pourvu qu’il ne me voie pas. Plusieurs minutes passent, cette araignée monstrueuse replante ses chélicères dans le corps du pauvre insecte et aspire. Que c’est écœurant ! Digéré avant d’être avalé, quelle mort horrible. Le monstre laisse tomber le cadavre et chasse un autre triongulin. Cette éclosion massive, quelle aubaine pour les prédateurs.
La voie me paraît libre, tant pis pour les autres, je fonce en espérant qu’une autre araignée ne me guette pas un peu plus haut. Je continue mon escalade en surveillant partout autour et arrive enfin à la fleur. Encore un surplomb à passer et tout sera terminé. J’espère qu’il y aura un casse-croûte en haut car je commence vraiment à avoir la fringale. Voilà près d’une demi-heure que je suis né et je n’ai encore rien dans le tube digestif. Ça y est, j’y suis, je suis le premier arrivé. Ce que je prenais pour une fleur est en réalité un champ de fleur. Elles sont toutes identiques, jaunes, en tubes sauf celles de l’extérieur qui sont immenses et blanches. Quel monde particulier ! C’est avec délectation que je me régale d’une goutte de nectar quand mon regard est attiré par un animal qui sort d’entre les fleurs. Pourvu qu’il ne soit pas carnassier, qu’il ne m’ait pas vu. Je me tapis pour l’observer. Sa tête, en particulier, est peu ordinaire, prolongée en avant ; on pourrait presque le comparer à un éléphant si les éléphants avaient la bouche au bout de la trompe. Ce rostre[9] est aussi grand que moi.
Cet insecte doit bien mesurer près de trois millimètres. Je me sens bien petit. Quelle horreur, le voilà qui s’approche de sa démarche débonnaire…
Premier contact
"N’aie pas peur, je ne vais pas te manger, je ne consomme que des plantes, et pas n’importe lesquelles, les chrysanthèmes, les anthémis et les camomilles vraies ou fausses" me dit-il. Du coup, je me sens en confiance et lui demande de m’expliquer ce qu’il cherche ici, et s’il peut m’aider dans ma quête d’autant plus que je ne sais où je vais, ni où je suis.
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Ce que je cherche ici, c’est simple, je viens pondre dans le capitule de cette marguerite. Je suis né près d’ici, dans une camomille. Je m’y plaisais bien, j’avais rencontré un mâle qui m’avait fécondée -deux heures d’amour fou en copulation, quelle joie, puis nous sommes partis chacun de notre côté, lui vers une autre femelle, moi vers un beau capitule où je pourrai pondre mes œufs. Malheureusement les Hommes sont venus avec leurs machines et ont tout coupé. Il m’a donc fallu chercher à l’odeur une plante qui serait susceptible d’accueillir ma progéniture, de gré ou de force, et mon vol m’a amenée ici et je ponds.
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Mais comment pouvez-vous savoir que cette plante sera bonne pour vos larves ?
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À l’odeur je sens que cette plante contient tous les aliments nécessaires à leur bon développement, et qu’ils vivront bien, qu’elle n’est pas toxique comme son cousin le pyrèthre[10], le pire être devrais-je dire. Tous les charançons[11] savent toujours ce qui est bon pour leurs descendants, qu’ils soient spécialisés dans quelques Composées comme moi ou dans d’autres familles végétales. Certains ne sont pas difficiles et sont oligophages[12], mais aucun ne mange n’importe quoi, nous ne sommes pas des Hommes ! D’autres, les extrémistes, n’acceptent qu’une seule espèce de plante, moi je me situe dans la moyenne. Et toi, petit triongulin, qu’es-tu venu te perdre ici, je ne pense pas que tu aies choisi la bonne plante, car je n’ai jamais entendu dire que les méloés[13] se développaient sur les marguerites.
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Mais que vais-je devenir si je ne puis vivre ici ? Je suis trop jeune pour mourir.
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Je n’en connais qu’un qui pourrait t’aider, c’est Dermeste[14], le seul d’entre nous qui soit très instruit car il a passé sa jeunesse dans une bibliothèque où, paraît-il, il a dévoré, dans tous les sens du terme, des livres entiers. Tous les jours il fait son tour et essaye d’inculquer sa science aux pauvres insectes que nous sommes ; il radote même, faut dire qu’il doit commencer à être très vieux, il a hiberné au moins une fois à l’état adulte, c’est tout dire.
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Puisque tu ponds, que tu as connu l’amour, peux-tu me dire de quel sexe je suis ? En bas, nous étions près de trois mille individus semblables et je n’ai pas su distinguer les mâles des femelles. J’ai pourtant tant envie de connaître l’Amour.
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Mais tu es bien trop jeune pour cela. Tu n’es qu’une jeune larve. Ton sexe est inscrit dans tes chromosomes et n’apparaîtra que lorsque tu seras adulte. Mais auparavant tu as une longue vie devant toi. Je ne connais pas les conditions de croissance des triongulins. Elles doivent être bien différentes des miennes puisque tu vis à l’air libre alors que moi toute ma vie larvaire s’est déroulée dans le capitule d’une camomille. Parvenue à maturité, la larve que j’étais a subi une mort apparente alors qu’en réalité s’opéraient à l’intérieur de la cuticule[1] de grands changements, disparition de mes caractères larvaires et apparition de ceux d’adulte, dont les fameux caractères sexuels qui te font défaut. Puis, après une renaissance, je suis enfin devenue adulte, et me voici. Bon, c’est pas tout de causer, mais il faut que je pense à ma progéniture. Adieu petit Triongulin, et bonne chance. Mais voilà Dermeste[14] qui arrive. Il pourra assurément répondre à tes questions mieux que moi, du moins à certaines. Eh ! Dermeste[14], viens expliquer ce qu’est la Vie à cette jeune larve qui a l’air bien perdue dans cette vallée de larmes.
Le récit de Dermeste
Que fais-tu ici petit Triongulin[4] ? Tu m’excuseras de ne pas me poser car tes copains m’ont déjà envahi, regarde, j’en ai trois accrochés à mes poils. Je vais aller les poser plus loin, près d’un essaim, car les triongulins[4] vivent aux dépens d’abeilles [15] mais puisque tu as l’air disposé à m’écouter, je vais te conter en quelques mots mes aventures.
Je suis né il y a bien longtemps, voici quatorze mois. Ma mère avait pondu ses œufs dans la couverture d’un livre stocké dans une vieille bibliothèque. À l’époque, j’étais assez élancé, très poilu, et comme tous les Coléoptères[16], mon état larvaire différait totalement de ma forme adulte. Tu verras, toi aussi tu changeras de forme, et peut-être plus que moi. Mais je m’éloigne du sujet. Je suis bien content d’avoir trouvé une oreille attentive à mes récits, car les autres insectes de la prairie disent que je radote. Il est vrai qu’ils ont plusieurs fois entendu mes mémoires, mais n’ayant pas, à l’instar des hommes, de système d’écriture qui constituerait notre mémoire collective, je ne vois aucun autre moyen que la communication orale de faire profiter les autres de mon expérience. Bon, le livre auquel je m’attaquais avait été écrit il y a au moins une centaine de générations de dermestes[14], c’est dire s’il était ancien. À cette époque, les hommes utilisaient du vrai papier, non glacé, bien comestible pour mon appétit de jeune larvouille que j’étais. Cependant, j’étais curieux et m’instruisais tout en me nourrissant, je dévorais mon livre dans tous les sens du terme. Il s’agissait d’un livre de botanique. Je n’ai hélas pas eu le temps de tout lire. Tu n’imagines pas ce que représente un ouvrage de plus de cinq cents pages. Je me suis donc attaqué à une partie qui n’avait pas encore été trop entamée par des confrères, et c’est ainsi que je suis devenu incollable sur les Roses.
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C’est donc sur une rose que je devrais vivre ?
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Non, tu n’as rien compris, tu n’es pas végétarien, mais comme je ne connais que les roses, c’est de celles-ci que je t’entretiens. C’est une fleur extraordinaire. Les Hommes en sont amoureux fous depuis une éternité, mais pas pour s’en nourrir. Le sens des valeurs n’est pas le même pour tous ! Personnellement, je préférerais les roses en herbier, c’est un régal d’après un de mes parents qui vit dans un musée, quant à mon amie la Cétoine dorée[17], elle les aime fraîches, et de préférence en bouton. Autre espèce, autres mœurs, les humains s’intéressent à leur beauté, à leur odeur et accessoirement à leurs qualités nutritives et encore ! Seulement pour leurs propriétés médicinales ou cosmétiques. Sais-tu que les Égyptiens cultivaient des roses pour les vendre aux romains qui les adoraient ? Et ceci il y a au moins deux mille générations [18]. Jusqu’à ce que ces derniers les cultivent eux-mêmes. Cette fascination pour la Rose se retrouve dans de nombreux peuples, ils en ont même fait la symbolique de l’Amour. Et… Excuse-moi, mais il faut absolument que je m’en aille et dépose tes congénères. Ce n’est pas que mon histoire soit terminée, mais je sens qu’à quelques centaines de mètres d’ici une femelle de Dermeste appelle un mâle. Sens-tu ce doux parfum ? Vite, il faut que j’y sois avant qu’un concurrent ne prenne ma place. Je te raconterais la suite de l’aventure des roses plus tard, du moins si on se revoit. Adieu.
L’Abeille
Me voici à nouveau seul. Ai-je eu raison de monter sur cette plante ? Depuis que je suis né, je vais de peurs en joies, de déprimes en espérances. La vie ne pourrait-elle pas être simple, régulière au lieu d’apporter des plaisirs et des peines. Je regrette le temps qui me paraît déjà si lointain où je n’avais rien d’autre à faire que me laisser vivre dans ma coquille, rien à penser ni à redouter. La vie fœtale est indéniablement la meilleure. Mais quel est ce bourdonnement qui approche ? Un animal insolite, poilu de partout, se pose sur le capitule et commence, avec une langue immense, à aspirer le nectar. Je ne sais quel instinct me pousse, je grimpe sur cet insecte qui m’intrigue plus qu’il ne me fait peur. Heureusement que je possède trois griffes par patte, elles me permettent de m’accrocher solidement à ses longs poils. Le voilà qui décolle. Où vais-je aller maintenant ? Dans quelle aventure suis-je encore embarqué ? Je n’ai pas l’impression qu’il m’ait vu ou senti. Précautionneusement, je déplace une patte après l’autre pour acquérir une position plus stable. Ce vol est agréable. J’ai la sensation innée que mes épreuves arrivent à leur fin.
La chance m’a enfin souri, je suis sur une abeille, j’ai l’intuition que c’est grâce à elle que je vais pouvoir me développer jusqu’à maturité et enfin avoir la capacité de procréer.
Nous arrivons à son nid. L’abeille pénètre dans son édifice qui me fait penser à du carton pâte. S’approchant d’une alvéole, elle régurgite une goutte de nectar transformé en miel par ses sucs digestifs. J’en profite pour descendre de son dos et me glisser dans cette cellule garnie. Horreur, la voilà qui se retourne et point l’apex de son abdomen vers moi. M’aurait-elle vu ? Va-t-elle me piquer ? Un objet blanc apparaît Elle le dépose précautionneusement. C’est un œuf, je sens que je vais me régaler. L’état de parasite a du bon !
J’absorbe cette nourriture divine, me repose de toutes les émotions qui se sont succédées depuis ma naissance. La vie vaut enfin la peine d’être vécue.
Entre les désillusions, manger devient ma devise
Le temps passe lentement et je digère béatement en pensant à ma chance. J’aurais pu être dévoré par une araignée, ne pas rencontrer d’abeille ou que sais-je ? Une légère torpeur m’envahit. Je sens que mon organisme commence a subir des modifications. Vais-je rentrer en nymphose[19] ? Une nouvelle cuticule[1] se forme. Je ne puis qu’à peine bouger. Ma peau de triongulin[4] s’amincit, les couches internes sont digérées par un système enzymatique. Ce phénomène n’est pas douloureux. Tout ceci se passe lentement.
Toujours immobile, je ne vois plus rien à travers mon ancienne peau. Je sens de temps en temps que l’abeille continue d’approvisionner son couvain. De l’air pénètre entre ma nouvelle cuticule[1] et ma vieille chitine[20]. Hourra, je vais quitter l’état de triongulin, devenir adulte. À l’aide de contorsions multiples et ordonnées, je quitte ma peau juvénile. Au moins deux heures d’effort me sont nécessaires pour y arriver. Maintenant, je me repose, le temps de faire sécher mes téguments[21]. Derrière moi gît l’exuvie[22] du triongulin[4] que j’étais. Grignotons un peu de ce délicieux miel et voyons de quels organes la nature m’a doté. Mais que s’est-il passé ? Serais-je toujours un triongulin[4] ? J’ai grandi, c’est sûr, je dois bien mesurer près de trois millimètres, je suis devenu jaune, mes pattes me semblent plus faibles, mes téguments[21] plus mous, mes soies caudales[23] ont disparu. De plus, j’ai faim, très faim, je vais dévorer le plus d’œufs et de miel possible. Ce dernier est fameux, ni trop liquide, heureusement, sinon je me serais noyé, ni trop sec pour que je puisse l’absorber ; une délectation ! Voilà quatre jours que j’ai mué et je sens que le processus recommence, mais avec des transformations plus importantes. Cette fois sera assurément la bonne.
Ouf ! C’est terminé, mais je suis de plus en plus triste, serai-je toujours une larve ? Mes pattes sont molles, décolorées, elles ne peuvent me servir à la déambulation. Comment vais-je trouver l’âme sœur si les déplacements me sont impossibles ? Concentrons-nous pour découvrir plus profondément ce corps qui à première vue ne me satisfait pas du tout. Une petite tête, un thorax orné de poils épineux, un abdomen assez volumineux et c’est tout. Il ne me reste que mes mandibules acérées. Je suis à nouveau à l’état larvaire. Pourtant mes amis le charançon[11] et le dermeste[14] sont bien parvenus à l’âge adulte ; serais-je différent d’eux ? Combien de temps vivrai-je sans pourvoir me déplacer ? Puisque la seule partie mobile de mon corps est ma bouche, activons-la et mangeons. Comme ma cellule est vide je m’en extrais assez facilement grâce aux poils dorsaux qui fonctionnent comme des plaques ambulatoires ! Voyons ce qui me tente dans les autres cellules.
Je n’avais pas encore goûté de larves et de nymphes d’abeilles, maintenant c’est fait, c’est d’une qualité énergétique incomparable. J’améliore mon menu avec du miel et du pollen. De temps en temps, me sentant par trop à l’étroit dans ma carapace, je cessais provisoirement de me nourrir, muais, et me réalimentais de plus belle. Chaque mue était moins complexe que la métamorphose qui eut lieu lors de mon passage de l’état de triongulin[4] à celui de larve apode[24], puisqu’il n’y avait plus de modification d’organes, il me suffisait de fabriquer une peau plus grande et sortir de l’ancienne. Ne pas avoir à penser, passer sa vie à déjeuner, je suis sûr que cela vous plairait. Grossir de près de cinquante fois sa taille de naissance en quatre mois, n’est-ce pas un exploit [25] ? Tels que je vous imagine, vous les humains, il y a longtemps que vous vous seriez mis au régime ! Si je reprends mon récit, c’est que je sens qu’un changement va prochainement arriver. D’abord, je perds l’appétit, ensuite, j’ai l’impression qu’une métamorphose se prépare. L’espoir que j’avais perdu de devenir enfin un véritable méloé[13] revient. Vais-je enfin connaître ma forme adulte, et découvrir ? J’ai tellement eu de déceptions dans ma vie qui me paraît bien remplie. Bon, c’est décidé, je cesse de me sustenter. Je veux me nymphoser. Je veux devenir adulte. Je veux aimer. Pour être sûr que cela se produise, je sors du nid d’abeille, tombe sur le sol dans lequel je m’enfouis au plus vite afin d’échapper aux regards des prédateurs et à la lumière trop vive.
Autres désillusions, jeûner devient ma devise
Le processus de nymphose s’est déclenché. Mes hormones fonctionnent bien. Ce que j’avais ressenti à la fin de ma vie de triongulin[4] se renouvelle. Cette fois-ci est la bonne, je le sens. Il me faut maintenant m’extraire de ce derme de larve presque apode[24]…
Voilà plusieurs jours que je suis immobile, sans aucune nourriture. Même mes mandibules ne fonctionnent pas. Les seuls mouvements qui me sont autorisés sont de faibles contorsions de l’abdomen. Je me transforme en nymphe. Dans quelque temps, un être parfait naîtra, et ce sera moi. Maintenant que le dénouement est proche, je peux vous avouer que je ne me suis jamais senti tranquille dans le couvain, j’ai toujours eu peur que l’abeille s’aperçoive de ma présence et me supprime d’un coup de dard. Dans mon enveloppe nymphale, je sens qu’une métamorphose s’effectue. Que de changements cela implique de quitter l’état larvaire pour acquérir celui d’imago[26] !
Ouf ! Le processus d’histogenese[27] s’achève. Je n’ai plus qu’à quitter ma peau nymphale et abandonner cette dépouille qui ne me servira plus à rien.
Pendant que je me repose, je m’examine et me désespère. Je croyais être une nymphe et ne suis qu’une larve, une fois de plus. Mes pattes sont atrophiées, je n’ai plus rien de bien, même mes belles mandibules ont disparu et sont remplacées par des tubercules non fonctionnels. Seule ma couleur s’améliore, je suis maintenant rose saumoné, mais à quoi cela sert-il enterré et seul comme je le suis ? Pas d’ailes, pas d’organes génitaux. Que vais-je devenir, quand ce calvaire mental finira-t-il ?
Je reste dans cet état longtemps, très longtemps. Immobile, je vis sur les réserves que je me suis constituées dans le couvain. Dehors, ce doit être l’été à en juger la température de l’humus qui m’entoure.
Une nouvelle métamorphose se prépare, mais cette fois je ne crois plus à rien, je laisse faire sans rien penser, comme de toute façon à chaque séance mon état a empiré.
Toujours immobile, je n’ai toujours aucun appendice. Ce coup là, je suis resté à l’intérieur de la dépouille larvaire. À quoi bon exhiber un corps qui me déplaît et qui ressemble au précédent ? À quoi bon ces changements inutiles ? Toujours immobile, j’attends. J’écoute le temps passer. Les jours se succèdent et se ressemblent. J’ai comme l’impression de revivre ma vie fœtale.
Une semaine et demie s’est encore écoulée et voici que le processus recommence. Ras le bol ! Moi qui étais fait pour vivre la grande vie, pour aimer, j’en suis à ma sixième métamorphose, sans compter les mues de croissance, et à chaque fois l’amour m’est impossible, je ne suis pas sexué, et je végète de plus en plus.
Cependant, présentement, la dialyse est plus importante. Vais-je voir encore mes organes diminuer ? Qu’y a-t-il de pire que la solitude et l’immobilité ? Ce passage d’une forme à l’autre est un peu plus long que de coutume.
Et c’est à l’état nymphal que je m’extirpe des deux vieilles peaux qui me font horreur. J’arrive enfin au bout du tunnel. Entièrement blanc, j’ai sur la tête des ébauches d’antennes, sur le thorax de pattes et d’ailes. Quant à mon anatomie interne, j’ose à peine vous en parler, mes ovaires se développent lentement. Si tout se passe bien, je vais connaître l’Amour, enfin.
Je suis encore immobile, voilà une semaine que je suis nymphe. Ma couleur a foncé, j’ai obtenu un magnifique marron. Mon moral est en flèche. La vie vaut la peine d’être vécue.
L’Amour - La Mort
Quatre semaines se sont écoulées depuis le début de ma nymphose[19]. Je viens d’éclore, envoie de l’hémolymphe[28] et de l’air dans les canaux alaires pour bien développer mes élytres[29], et je me prélasse au soleil afin de faire sécher l’imago[26] que je suis devenu.
Voyons quelle est ma morphologie. Il faut souffrir pour être beau, dit le dicton, alors vu ce que j’ai souffert, je suis indéniablement magnifique. Taille, trois centimètres et demi, bleu foncé, une tête assez forte mais non disgracieuse, assortie de deux longues antennes qui me renseignent sur ce qui m’entoure, un thorax arrondi, six pattes élégantes et élancées, mes élytres assez courts et déhicents[30] laissent largement dépasser un abdomen distendu car bourré d’œufs. J’avais peut-être oublié de vous signaler que je suis une femelle. Encore vierge, certes, mais qui n’entend pas le rester. Ce qui me manque un peu, ce sont des ailes membraneuses pour m’envoler.
Après bien des souffrances, des moments d’espoir et de désespoir, j’ai enfin éclos. Je suis la plus belle, je suis Méloé[13], je suis adulte, je suis Dieu, mieux que ça, je suis reproductible !
Grignotons quelques herbes avant de me lancer à la conquête du monde. Je vais, je viens, folâtre tout en envoyant dans l’air quelques molécules de phéromones qui attireront le mâle comme un aimant. Mais quel est ce monstre qui vient de m’attraper dans son large bec. Vite, je laisse sourdre quelques gouttes de sang par les articulations des pattes et la bouche. La toxicité due à la teneur élevée en cantharidine[31] lui fait bien vite recracher sa proie [32]. Quelle aventure ! L’autohémorrhée[33] est vraiment une formidable invention.
Que vois-je apparaître ? Un Méloé[13], un mâle. Hourra ! Il est moitié plus petit que moi mais m’en contenterai. Viens vite, vite…
Pas bavard, mais pas désagréable. Au lieu de sauter sur la minette sans préliminaires, il me caresse, m’enserre avec ses pattes antérieures, et de ses antennes me fait des choses bien agréables sur le ventre. Le plaisir augmente tant que je relève l’abdomen. Comme s’il n’attendait que ce moment, il se recourbe, me pénètre, me lâche et me tourne le dos.
Il parle toujours peu, je lui raconte ma vie qui n’a pas l’air de le passionner. Que les mâles sont égoïstes ! Quand je lui conte mes malheurs, il me fait croire que les siens furent au moins aussi grands. Ce cannibale aurait même dévoré des triongulins[4] ayant pénétré dans le même couvain que lui, le meilleur moyen d’éviter la concurrence n’est-il pas d’éliminer les rivaux ? Même s’il se vante un peu, ce qui n’est pas sûr, il me plaît toujours ce sacré bonhomme. Quelle joie de le sentir me féconder ! Nous allons avoir les plus beaux bébés du monde.
Voilà plus de deux heures que nous sommes accouplés. D’après la théorie de la Relativité Générale, plus l’on s’éloigne d’une masse, plus le temps ralentit. Comment cela se passe-t-il en étant à la fois sur terre et au septième ciel ?
Mon amant se détache. Serait-il fatigué ? Même pas, il me dit partir à l’aventure, qu’il y a certainement d’autres vierges qui ont besoin de ses services. Adieu donc, moi je ne t’oublierai pas.
Je recherche maintenant un sol suffisamment meuble pour y enfoncer mon abdomen et pondre quelques centaines d’œufs, puis je recommence un peu plus loin, puis encore. J’en ai environ quatre mille à déposer et ne tiens pas, pour raisons de sécurité, à les laisser tous ensemble. Au printemps prochain, mes enfants perpétueront mon sang et s’apercevront, à leur tour, que le seul but de la vie est de s’accoupler pour sauvegarder l’espèce.
Désormais, j’erre sans but, mangeant des plantes chaque fois que la faim se fait sentir. Je suis sereine lorsque la mort arrive.
En guise d’épilogue, une histoire vraie !
Les méloés[13] constituent une famille de Coléoptères[16] caractérisée par des métamorphoses complexes (hypermétamorphoses). Le polymorphisme larvaire est dû au cycle parasitaire de l’insecte. Le déroulement du développement s’effectue en neuf stades différents [34]:
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l’œuf
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la larve primaire ou triongulin, migrante
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la larve secondaire de type I, de forme proche de la précédente, qui se nourrit d’œuf (oophage) et de miel (mellifère), sédentaire
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la larve secondaire de type II, mellifère et carnassière, sédentaire
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la larve secondaire de type III, mellifère et carnassière, migrante
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la larve contractée, inactive, souterraine et ne s’alimentant pas
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la larve prénymphale, inactive, souterraine et ne s’alimentant pas
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la nymphe, inactive, souterraine et ne s’alimentant pas
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l’adulte qui se nourrit de plantes (phytophage).
Les œufs, larves contractées ou les adultes peuvent subir des états de dormance hivernale.
Sur les milliers d’œuf pondus par la femelle, seuls quelques exemplaires arrivent à l’état adulte.
Il existe près de 1500 espèces de méloés[13] dans le monde.